Une lettre tombée du ciel
- Daniel Oltean
- 10 août
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Dernière mise à jour : 11 nov.

Selon la piété populaire, une lettre mystérieuse serait tombée directement du ciel afin d’attirer l’attention sur l’observance du dimanche. Après être restée suspendue en l'air pour trois jours, la lettre serait descendue au milieu des fidèles. Elle contenait des mots sévères au regard de ceux qui n’allaient pas à l’église le dimanche. Même contestée, à juste titre, par l’autorité ecclésiale, cette lettre bizarre était lue à Byzance le deuxième dimanche du carême, dans un contexte liturgique ou monastique.
Un message divin
Le texte intitulé Lettre sur le dimanche ou Lettre tombée du ciel (CANT 311) [1] a joui d’une grande popularité dans le monde chrétien. La mention la plus ancienne de ce récit appartient à l’évêque Licianus de Carthagène (Espagne) au 6e siècle, selon lequel la lettre serait descendue du ciel à Rome, à l’église de Saint-Pierre. [2] La même information est présente dans plusieurs manuscrits grecs anciens, qui donnent des détails sur cette apparition miraculeuse :
Cette lettre fut suspendue au milieu du temple, dans le sanctuaire. Et Pierre, le grand apôtre du Seigneur, apparut à l’évêque de Rome en songe et lui dit : « Lève-toi, évêque et regarde la lettre immaculée de notre Seigneur Jésus-Christ ». [3]
En voyant la lettre suspendue en l’air, l’évêque convoqua les fidèles pour une prière commune. Après trois jours de prière, la lettre descendit dans ses mains et l’évêque la lit devant tous. Elle contenait des indications claires sur l’observance du dimanche, qui répétaient les préceptes judaïques semblables sur le sabbat. Dans la version latine du texte, l’auteur rappelait également aux fidèles l’obligation de payer la dîme. [4]
Selon le manuscrit Vatican, BAV Barb. gr. 284 (14e s.), la lettre était lue aux fidèles le deuxième dimanche du carême. [5] Dans un autre manuscrit, le texte commence avec la formule « Bénissez, maître ! », qui témoigne d’un contexte liturgique ou monastique. [6] La lettre était donc acceptée par les communautés ecclésiastiques. Le succès s’explique par le fait que la lettre contient des malédictions pour ceux qui ne lui font pas confiance, qui ne la lisent pas devant le peuple, ou qui ne l’écoutent pas de tout leur cœur, mais également des bénédictions pour ceux qui la copient « pour une autre ville et pour d’autres pays ». Ce mélange malin de menaces et bénédictions célestes a eu des effets émotionnels sur les fidèles, qui ont agi en conséquence.
Lettres divines et objets célestes
À l’époque de la composition de ce texte, l’idée que les messages divins peuvent arriver chez les hommes sous une forme écrite n’était pas nouvelle. Dans l’Ancien Testament, Moïse aurait reçu les commandements sur deux tables de pierre, « écrites du doigt de Dieu ». [7] Lorsque le prophète Ézéchiel fut appelé à sa mission, une main céleste portant un livre en rouleau lui apparut et une voix lui demanda de le manger. [8]
Quant à la tradition chrétienne, la lettre tombée du ciel contient plusieurs points communs avec la légende du roi Abgar V et de l’image d’Édesse (aujourd’hui Şanlıurfa, en Turquie). Selon une tradition pieuse qui s’est développée au cours de plusieurs siècles, le Christ aurait envoyé à ce roi d’Édesse une lettre autographe, ainsi que l’image de sa face, imprimée sur un tissu. Vers le 6e siècle, les deux sont devenus objets de vénération publique : la lettre était inscrite sur les portes de la ville d’Édesse afin de la protéger, tandis que l’image était honorée comme l’icône « non faite de main d’homme » (acheiropoïète) la plus célèbre. [9] Dans d’autres contextes, les signes divins pouvaient arriver chez les humains sous des formes matérielles diverses, comme en témoignent les légendes de la poussière sainte au tombeau de l’apôtre Jean à Éphèse et du feu céleste le jour de Pâques à Jérusalem.
En effet, la croyance que des objets saints peuvent tomber du ciel est une superstition très répandue dans le monde ancien. Selon une légende grecque, avant d’être volée par Ulysse, une statue (palladion) représentant la déesse Pallas protégeait la ville de Troie ; elle aurait été jetée sur la terre par Zeus. [10] À Rome, le bouclier du dieu Mars découvert par le roi mythique Numa Pompilius (7e s. av. J.-C.) était considéré comme ayant une origine divine. [11] À Éphèse, on vénérait une statue « tombée du ciel » représentant la déesse Artémis. [12] Vers la fin du 5e siècle, à Émèse (aujourd’hui Homs, en Syrie), le culte pour une divinité solaire incluait la vénération d’une pierre (bétyle) qui serait tombée du ciel. [13] Quant à l’Arabie préislamique et islamique, la pierre noire de Mecque aurait été amenée par Adam lorsqu’il est descendu du Paradis sur terre. [14]
[1] M. A. Calogero, Epistle of Christ from Heaven, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/epistle-of-christ-from-heaven ; J. E. Spittler, Apocryphal Epistles: The Curious Case of the Letter of Jesus Christ That Fell from Heaven, dans D. Moessner et al. (éd.), Paul, Christian Textuality, and the Hermeneutics of Late Antiquity: Essays in Honor of Margaret M. Mitchell (Novum Testamentum, Supplements, 190), Leyde, 2023, p. 302-347 ; E. Timotin, Legenda Duminicii, Bucarest, 2005. L’abréviation CANT fait référence à Clavis Apocryphorum Novi Testamenti.
[2] Patrologia Latina, 72, col. 699-700.
[3] I. Backus, Lettre de Jésus-Christ sur le dimanche, dans P. Geoltrain – J.-D. Kaestli (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, vol. 2, Paris, 2005, p. 1101-1119, ici 1109. Pour les versions grecques de la lettre, voir Bibliotheca Hagiographica Graeca 812i-812s. Une partie des manuscrits placent l’événement non pas à Rome, mais à Jérusalem, Bethléem ou Constantinople.
[4] Ibidem, p. 1118-1119 (§20)
[5] M. Bittner, Der vom Himmel gefallene Brief in seinen morgenländischen Versionen und Rezensionen, dans Denkschriften der kaiserlichen Akademie der Wissenschaften: Philosophisch-historische Klasse, 51.1 (1906), p. 11 (version α) ; https://digi.vatlib.it/view/MSS_Barb.gr.284, f. 55r.
[6] Bittner, Der vom Himmel gefallene Brief, p. 16 (version α1) ; Paris, BNF gr. 947, f. 21v, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10721847c/f29.item.
[7] Ex 31,18 ; 32,15-16.
[8] Ez 2,8-3,3.
[9] Procope de Césarée, Histoire de la guerre contre les Perses, §2.12, éd. J. Haury – G. Wirth, Procopii Caesariensis Opera omnia, 1, De Bellis Libri I-IV, Leipzig, 1962, p. 206-207 ; Evagrius Scholasticus, The Ecclesiastical History, §4.27, trad. M. Whitby (Translated Texts for Historians, 33), Liverpool, 2000, p. 226.
[10] J.-Cl. Carrière – B. Massonie (trad.), La Bibliothèque d’Apollodore, Paris,1991, §3.12.3, p. 107-108 ; Épitomé, §5.10, p. 136, https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1991_edc_443_1.
[11] Dionysius of Halicarnassus, The Roman Antiquities, §2.71, ed. et trad. E. Spelman – E. Cary (Loeb Classical Library, 319), vol. 1, Cambridge (MA), 1937, p. 518-519.
[12] Actes 19,35.
[13] Photios, Bibliothèque, §242 (Damascius, Vie d’Isidore), 203, éd. R. Henry, vol. 6, Paris, 1971, p. 43.
[14] The History of al-Ṭabarī, trad. F. Rosenthal, vol. 1, New York, 1989, p. 297, 303 et 362. Sur le mythe des pierres « tombées du ciel », voir M. Eliade, Traité d’histoire des religions, Paris, 1964, p. 195-203.
