top of page

L’image d’Édesse

Dernière mise à jour : 11 nov.

L’image d’Édesse, miniature dans le manuscrit Paris, BNF Lat. 2688 (13e s.), f. 75r, https://mandragore.bnf.fr/mirador/ark:/12148/btv1b8101682k/f61.
L’image d’Édesse, miniature dans le manuscrit Paris, BNF Lat. 2688 (13e s.), f. 75r, https://mandragore.bnf.fr/mirador/ark:/12148/btv1b8101682k/f61.

Dans le monde byzantin, l’icône d’Édesse fut sans doute la plus célèbre image « non faite de main d’homme » (acheiropoïète). Selon la légende, avant sa mort, le Christ aurait imprimé l’image de son visage sur un tissu qu’il aurait envoyé au roi Abgar V d’Édesse avec une lettre. L’historiette est peu crédible, d’autant plus que, à l’inverse d’autres légendes chrétiennes dont les origines ne sont pas connues, on a la possibilité de comprendre la formation de ce récit dans une plus grande mesure. En effet, selon la version la plus ancienne de la légende, l’icône n’aurait pas été réalisée par le Christ, mais par un artiste envoyé à Jérusalem par le roi Abgar.

 

Les origines de la légende

Le texte le plus ancien qui mentionne un lien particulier entre le Christ et la ville d’Édesse (aujourd’hui Urfa/Şanlıurfa, en Turquie) est l’Histoire ecclésiastique par Eusèbe de Césarée (4e s.). L’écrivain cite une tradition développée dans la région d’Édesse, selon laquelle le roi Abgar aurait envoyé un messager à Jérusalem pour demander à Jésus la délivrance de ses souffrances corporelles. À cette occasion, le Christ lui aurait écrit une lettre, mais rien n’est dit d’une image du Christ envoyée au roi. [1] 

 

Sans doute, cette historiette sans base historique voulait combler un manque d’information concernant le début du christianisme à Édesse et promouvoir le mythe de ses origines apostoliques. Avec le temps, la tradition s’est développée et la lettre envoyée à Abgar est devenue un talisman, semblable à d’autres objets et lettres « tombés du ciel » et vénérés par les chrétiens. Selon Égérie, une pèlerine venue d’Occident qui visita Édesse vers 384, chaque fois quand les ennemis venaient attaquer la ville, la lecture publique de la lettre les dispersait rapidement. Mais la légende de l’image miraculeuse demeurait encore inconnue à cette époque-là. [2]

 

Le premier texte qui évoque une icône du Christ à Édesse est la Doctrine d’Addaï (CANT 89), conservé en syriaque. Le manuscrit le plus ancien de cet ouvrage date de la fin du 5e ou du début du 6e siècle. En plus de la lettre du Christ, l’auteur ajoute l’histoire d’une image arrivée à Édesse. Néanmoins, le texte ne parle pas d’une icône miraculeuse, mais d’une image réalisée deux jours avant la Passion du Christ par le messager envoyé à Jérusalem, appelé Hannan/Ananie :

Puisque Jésus lui parlait ainsi, l’archiviste Hannan, qui était peintre du roi, mit en peinture l’image de Jésus avec des pigments de choix et la rapporta au roi Abgar son maître. Quand celui-ci la vit, il la reçut avec grande joie et la plaça avec grand honneur dans l’une des pièces de son propre palais. [3]

 

La transformation de la légende

L’étape suivante dans le développement de la légende est enregistrée dans les Actes de Mar Mari, un ouvrage en général daté de la fin du 6e ou le début 7e siècle. Selon ce texte, les messagers d’Abgar arrivèrent à Jérusalem deux jours avant la Passion du Christ, quand eut lieu l’échange de lettres. Après leur retour à Édesse, Abgar décida d’envoyer quelques peintres à Jérusalem afin de réaliser le portrait de Jésus. Paradoxalement, malgré la distance entre les deux villes (ca. 900 km), ceux-ci arrivèrent avant la mort de Jésus ! Et puisqu’ils ne furent pas capables de peindre le Christ, celui-ci intervint lui-même et imprima son image sur un linge :

Après avoir vu les peintres peiner sans y parvenir à obtenir une image conforme à la réalité, le Vivificateur du monde prit un linge, l’imprima sur sa face et ce fut conforme à la réalité. Le linge fut emporté comme source de secours et déposé dans l’église d’Édesse jusqu'à ce jour. [4]

Ainsi artificiellement réécrite, la légende devint rapidement très connue. Évagre le Scholastique (6e s.) mentionne une image « divinement créée, non faite de main d’homme, celle que le Christ Dieu envoya à Abgar lorsque celui-ci désira ardemment le voir ». L’icône protégea la ville d’Édesse pendant le siège par les Perses en 544. [5] Mais l’historien Procope de Césarée (6e s.), qui avait déjà décrit le même événement avant Évagre, ne semble pas avoir entendu d’une icône miraculeuse à Édesse. [6] Ce fait place la création de la deuxième version de la légende dans la seconde moitié du 6e siècle.

 

L’image d’Édesse est devenue très populaire dans le monde byzantin, comme le témoignent les Actes de Thaddée (7e s., CANT 299, BHG 1702-1703) et le Récit sur l’image d’Édesse (10e s., CANT 931, BHG 794-796). [7] Le second texte atteste l’existence d’autres étapes dans le développement de la légende. Il semble qu’il n’y avait pas, à Édesse, une seule icône acheiropoïète, mais trois ! De plus, sur le chemin du retour de Jérusalem à Édesse, Ananie se serait arrêté à Hiérapolis/Mabbug (aujourd’hui Manbij, en Syrie), où le visage du Christ se serait également imprimé sur une brique (kéramion). Un miracle similaire et l’apparition d’une autre « sainte brique » auraient eu lieu à Édesse. [8] 

 

En 944, l’image d’Édesse (également appelée mandylion ; lat. mantile) fut achetée par l’empereur Romain Ier (919-944) et solennellement transportée à Constantinople. À cette époque, le visage du Christ était presque effacé, une occasion pour dire que seulement les justes pouvaient le voir, non pas les méchants. [9] Quelques décennies plus tard, probablement au temps de Nicéphore II Phokas (963-969), le kéramion d’Hiérapolis fut également transféré dans la capitale. Dans le calendrier byzantin, la commémoration de ces deux événements est fixée au 16 août.

 

Après la conquête de Constantinople par les Latins en 1204, on retrouve peu de traces de ces objets miraculeux. Mais leur souvenir s’est conservé dans d’autres légendes, comme celles du voile de Véronique du Vatican, du mandylion de l’église S. Bartolomeo degli Armeni à Gênes et du mandylion de l’église San Silvestro in Capite à Rome.

 

L’image acheiropoïète et l’iconoclasme

Pourquoi une image peinte par le messager du roi Abgar est devenue une image « non faite de main d’homme » ? Au 6e siècle, l’idée que l’homme peut peindre le divin était encore peu acceptée. L’un des commandements du Décalogue interdisait la création des images et la représentation des choses divines (Ex 20,4-5). Dans ces conditions, la première version de la légende, qui promouvait une image du Christ créée par l’homme, donc une thèse iconophile, avait peu de chances de s’imposer à cette époque. En revanche, la deuxième version, dans laquelle le Christ même est le créateur de l’image, était pratiquement incontestable. Néanmoins, ces hésitations concernant la création de l’image d’Édesse montrent que l’apparition des premières icônes n’a pas eu des raisons théologiques ou artistiques, mais le désir de multiplier les objets miraculeux qui attiraient les foules et produisaient des bénéfices matériels.

 

De plus, cette nouvelle version avait une tendance iconoclaste évidente. Car, en effet, si Ananie n’a pas réussi à peindre le visage du Christ, comment d’autres le réussiront ? Un paradoxe reste ainsi dissimulé derrière ce miracle. Même après la fin des querelles sur les images, l’absolution du dernier empereur iconoclaste et l’instauration du Dimanche de l’Orthodoxie au 9e siècle, les thèses iconoclastes de la légende se sont conservées. À la fin du 12e siècle, dans une didascalie sur l’image d’Édesse par Constantin Stilbès (futur métropolite de Cyzique, en Turquie), on lit encore des arguments qui auraient produit un grand plaisir parmi les iconoclastes quelques siècles plus tôt :  

En effet, la forme divine [i.e., le visage du Christ] est insaisissable pour les yeux, même si l’artiste envoie sans cesse sur cette forme les rayons spirituels de la vision, comme on touche avec les mains ; comme le dit celui [probablement, une référence à Grégoire de Nazianze] qui a parlé de Sa nature, elle est insaisissable et illimitée, et la grâce qui fait briller le visage vient arrêter le peintre [de peindre]. [10]

 

[1] Eusèbe de Césarée, Histoire ecclésiastique, §1.13, trad. G. Bardy (SC, 31), Paris, 1986, p. 40-45. L’abréviation SC fait référence à la collection Sources chrétiennes.

[2] Égérie, Journal de voyage (Itinéraire), §19, éd. et trad. P. Maraval (SC, 296, Paris, 1982, p. 202-213.

[3] A. Desreumaux et al. (trad.), Histoire du roi Abgar et de Jésus (Apocryphes, 1), Turnhout, 1993, p. 59 (§6). L’abréviation CANT fait référence à Clavis Apocryphorum Novi Testamenti. Voir J. A. Lollar, Doctrine of Addai, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/doctrine-of-addai.

[4] C. Jullien – F. Jullien, (trad.), Les Actes de Mar-Mari. L’apôtre de la Mésopotamie (Apocryphes, 11), Turnhout, 2001, p. 67 (§3). Voir J. A. Lollar, Acts of Mar Mari, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/acts-of-mar-mari.

[5] Evagrius Scholasticus, The Ecclesiastical History, §4.27, trad. M. Whitby (Translated Texts for Historians, 33), Liverpool, 2000, p. 226. 

[6] Procope de Césarée, Histoire de la guerre contre les Perses, §2.26-27, éd. J. Haury – G. Wirth, Procopii Caesariensis Opera omnia, 1, De Bellis Libri I-IV, Leipzig, 1962, p. 268-282. Voir A. Cameron, The History of the Image of Edessa: The Telling of a Story, dans Harvard Ukrainian Studies, 7 (1984) = Okeanos: Essays Presented to Ihor Ševčenko on His Sixtieth Birthday, éd. C. Mango – O. Pritsak, Cambridge (MA), p. 80-94.

[7] N. J. Hardy, Acts of Thaddaeus, e-Clavis: Christian Apocryphahttps://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/acts-of-thaddaeus ; N. J. Hardy, Story of the Image of Edessa, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/story-of-the-image-of-edessa. Thaddée est le nom grec d’Addaï. BHG fait référence à Bibliotheca Hagiographica Graeca. Le second texte est connu en trois versions, contenues dans les synaxaires (sigle A), ménologes pré-métaphrastiques (sigle B1) et ménologes métaphrastiques (sigle B2) ; voir B. Flusin, L’image d’Édesse, Romain et Constantin, dans A. Monaci Castagno (éd.), Sacre impronte e oggetti «non fatti da mano d’uomo» nelle religioni, Allesandria, 2011, p. 253-278.

[8] M. Guscin, The Image of Edessa (The Medieval Mediterranean, 82), Leiden, 2009, p. 42-45 (première copie) ; 46-47 (seconde copie) ; 20-25 (brique d’Hiérapolis) ; 32-39 (brique d’Édesse) (§20 ; 23 ; 8-9 ; 15-17).

[9] Theophanes Continuatus, éd. I. Bekker, Bonn, 1838, p. 750 (Chronique du Pseudo-Syméon Magistros, §52).

[10] B. Flusin (éd. et trad.), Didascalie de Constantin Stilbès sur le Mandylion et la sainte Tuile (BHG 796m), dans Revue des études byzantines, 55 (1997), p. 53-79, ici 73 (§6), https://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_1997_num_55_1_1936.

hand2.png

Écrivez un commentaire

Envoyez votre message à
connect2.png

Restez informé(e) 

Social media

  • Facebook
heart2.png

Faites un don

Chaque article nécessite des jours, des semaines, voire des mois de travail. Soutenez la recherche et faites vivre ce site web sans publicité !

Montant

€3

€5

€10

€20

Autre

0/100

Commentaire (facultatif)

© 2025 Notitiae

bottom of page