L’épreuve de l’eau amère
- Daniel Oltean
- 28 juil.
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Dernière mise à jour : 14 sept.

Selon la tradition judaïque, la femme soupçonnée d’adultère par son mari était amenée au Temple de Jérusalem et devait se soumettre à l’épreuve de l’eau amère. Le test consistait à boire un mélange d’eau et de terre qui était censé provoquer des signes évidents de douleur chez la femme coupable et n’avoir aucun effet chez l’innocente. En revanche, dans la tradition chrétienne, il y avait une croyance différente : le même mélange d’eau et de terre ramassée dans les lieux saints pouvait guérir ceux qui le consommaient.
La coutume judaïque
Selon le Livre des Nombres, la femme présumée, mais non pas avérée coupable, devait boire de l’eau mélangée avec de la terre ramassée du tabernacle, après avoir écouté les malédictions proférées par le sacerdote. Les effets de cette eau étaient immédiats et la femme recevait le verdict en conséquence :
Il arrivera, si elle s’est souillée et a été infidèle à son mari, que les eaux qui apportent la malédiction entreront en elle pour produire l’amertume […] et cette femme sera en malédiction au milieu de son peuple. Mais si la femme ne s’est point souillée et est pure, elle sera reconnue innocente. [1]
Des explications plus précises sur la potion à boire se trouvent dans les commentaires rabbiniques inclus dans la Mishna (ca. 3e s.) : le mélange contenait soit un demi-log (0,15 l), soit un quart de log (0,075 l) d’eau et une quantité de terre suffisante pour qu’on puisse la voir flotter sur l’eau. [2] Même avec ces explications, les proportions d’eau et de terre semblaient rester à l’appréciation subjective des rabbins, car les auteurs du Talmud de Jérusalem (4e/5e s.), qui développent les commentaires de la Mishna, se demandent de nouveau à ce sujet. Selon eux, l’eau devait garder son aspect transparent et acquérir, en même temps, l’aspect de l’encre, [3] des remarques qui n’aident pas beaucoup à la clarification de la question. Quoi qu’il en soit, le mélange était suffisamment concentré pour provoquer des effets visibles. En cas de culpabilité, la face de la femme devenait livide, les yeux semblaient lui sortir de la tête, ses veines se gonflaient. Les assistants criaient de l’emporter, « pour qu’elle ne souille pas le parvis » du Temple, [4] signe qu’un avortement provoqué ou même la mort pouvaient avoir lieu.
Selon l’Évangile de Jacques (CANT 50), lorsque la grossesse de la Vierge Marie fut révélée au grand prêtre, elle fut emmenée au Temple avec Joseph. Accusée d’avoir violé la Loi et consommé le mariage, Marie se soumit à l’épreuve de l’eau amère, mais le test lui prouva l’innocence. Fait inhabituel, Joseph dut se soumettre à la même épreuve ; il ne joue pas donc, dans ce contexte, le rôle du mari qui accuse, mais celui du coupable potentiel. [5] La scène de l’épreuve de l’eau amère est représentée, parmi d’autres, sur la chaire en ivoire de Maximien, évêque de Ravenne (543-553) sous la domination byzantine [6] et sur plusieurs plaques en ivoire et couvertures d’évangile datant de la même période. [7]
Un remède miraculeux
Si la tradition judaïque suggérait indirectement que les potions d’eau et de terre étaient en général dangereuses pour la santé, les chrétiens ont développé une coutume différente. La terre ramassée dans les lieux saints était non seulement gardée comme un talisman, mais également recommandée comme médicament. Sans doute, l’idée que la consommation de la terre diluée dans de l’eau ou du vin pouvait avoir des effets thérapeutiques appartenait, à l’origine, aux centres de pèlerinage mêmes.
Plusieurs textes hagiographiques attestent cet usage bizarre à la fois en Orient et en Occident. Selon la Vie de Syméon Stylite l’Ancien, le saint ordonna au père d’un enfant malade de lui donner à boire de l’eau avec de la terre récoltée autour de la colonne du stylite. [8] Dans la Vie de Syméon Stylite le Jeune, on raconte comme un homme fut guéri après avoir trempé dans l’eau des poils du saint et de la terre de son monastère, et ensuite l’avoir bue. [9] Selon Grégoire de Tours, la poussière du tombeau de saint Martin de Tours, diluée dans de l’eau ou du vin, produisait également des guérisons. [10]
Le miracle le plus étonnant se produisait, on disait, à Éphèse, au tombeau de l’apôtre Jean, où une poussière fine et blanche, décrite comme semblable soit au sable, soit à la farine, était offerte comme remède aux pèlerins. Selon une tradition locale, pendant la fête annuelle de Jean (8 mai), cette « manne » jaillissait comme une source. [11] Selon un chroniqueur catalan du 14e siècle, la poussière d’Éphèse avait des prescriptions précises : celui qui a de la fièvre doit boire la manne avec de l’eau et il « n'aura plus jamais de fièvre », tandis qu’une femme qui ne peut pas accoucher doit la boire avec du vin et elle « sera aussitôt délivrée ». [12] En effet, le miracle de la manne devait compenser l’absence des reliques de Jean, dont on ne savait pas exactement s’il était endormi, enlevé au ciel ou ressuscité.
L’apparition miraculeuse de la manne était fêtée au 8 mai, et non pas au 26 septembre, le jour du calendrier dédié à la mort de l’apôtre Jean. Selon le synaxaire byzantin, la première date marquait « la cérémonie des rosalia et la récolte de la manne » (ὁ ροδισμὸς καὶ ἡ τρύγησις τοῦ μάννα). [13] Les rosalia étaient des fêtes religieuses anciennes, habituellement célébrées en mai, qui consistaient en offrandes de roses sur les tombeaux des ancêtres. Il semble qu’à Éphèse, les chrétiens ont changé la fête païenne des roses avec la fête de la manne miraculeuse. Les goûts ne se discutent pas, mais ce changement a fait oublier le parfum des roses, qui aurait pu adoucir quelque peu la saveur amère de la poussière.
[1] Nb 5,27-28.
[2] Mishna, Sotah, §2.2, dans Le Talmud de Jérusalem, vol. 6, trad. M. Schwab, Paris, 1883, p. 245, https://archive.org/details/letalmuddejrus6v7schw/page/245/mode/1up?view=theater.
[3] Talmud de Jérusalem, Sotah, §2.2, p. 247. Selon les commentaires tardifs de Moïse Maïmonide (1138-1204), on ajoutait également d’armoise, afin que l’eau devienne amère (Moshe ben Maimon, Mishneh Torah, Sotah, §3.10, trad. E. Touger, https://www.chabad.org/library/article_cdo/aid/960640/jewish/Sotah-Chapter-Three.htm).
[4] Mishna, Sotah, §2.2, dans Talmud de Jérusalem, p. 259.
[5] Protévangile de Jacques, §15-16, trad. A. Frey, dans F. Bovon – P. Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, vol. 1, Paris, 1997, p. 95-97. L’épisode est repris dans Évangile du Pseudo-Matthieu (CANT 51), §12, trad. J. Gijsel, dans Bovon – Geoltrain (éd.), Écrits apocryphes chrétiens, vol. 1, p. 130-132. L’abréviation CANT fait référence à Clavis Apocryphorum Novi Testamenti.
[6] Voir D. R. Cartlidge – J. K. Elliott, Art and the Christian Apocrypha, Londres, 2001, p. 85-87 ; M. Belch, Chair of Maximinianus, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/materiae-apocryphorum/chair-of-maximianus.
[7] Plaque d’ivoire conservée à Paris, Musée du Louvre (6e s., collection Stroganoff), https://collections.louvre.fr/en/ark:/53355/cl010112504 ; couvertures d’évangile en ivoire conservées à Erevan, Matenadaran (6e s., évangéliaire d’Etchmiadzine), https://www.nasscal.com/materiae-apocryphorum/echmiadzin-gospels-covers.
[8] Vie syriaque de Syméon Stylite l’Ancien, §91, dans R. Doran (trad.), The Lives of Simeon Stylites (Cistercian Studies Series, 112), Kalamazoo (MI), 1992, p. 169. Voir aussi H. Lietzmann (éd.), Das Leben des Heiligen Symeon Stylites (Texte und Untersuchungen, 32.4), Leipzig, 1908, p. 99 (§37, trad. H. Hilgenfeld).
[9] Vie de Syméon Stylite le Jeune (BHG 1689), §232, éd. et trad. P. Van Den Ven (Subsidia Hagiographica, 32), Bruxelles, 1962-1970, vol. 2, p. 234.
[10] Grégoire de Tours, Les miracles de saint Martin, §2.1, trad. L. Pietri (Sources chrétiennes, 635), Paris, 2023, p. 188-189 ; §2.51-52, p. 266-269.
[11] Pseudo-Jean Chrysostome, Éloge de Jean le Théologien (CANT 224), §4, dans É. Junod – J.‑D. Kaestli (éd.), Acta Iohannis (Corpus Christianorum Series Apocryphorum, 1-2), Turnhout, 1983, p. 415.9-12, trad. p. 408, n. 2.
[12] The Chronicle of Muntaner, §206, trad. A. K. Goodenough, Londres, 1920-1921, vol. 2, p. 500. Voir A. Papaconstantinou, La manne de saint Jean. À propos d’un ensemble de cuillers inscrites, dans Revue des études byzantines, 59 (2001), p. 239-246, ici 245, https://www.persee.fr/doc/rebyz_0766-5598_2001_num_59_1_2246 ; A. Halushak, Ampullae from Shrine of John, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/materiae-apocryphorum/ampullae-from-shrine-of-john.
[13] H. Delehaye (éd.), Synaxarium Ecclesiae Constantinopolitanae, Acta Sanctorum Propylaeum Novembris, Bruxelles, 1902, col. 663.10-11.

