Les images « non faites de main d’homme »
- Daniel Oltean
- 11 nov.
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Dernière mise à jour : il y a 6 jours

Les légendes concernant les soi-disant images « non faites de main d’homme » ou acheiropoïètes sont apparues vers le 6e siècle, avec le but de populariser les miracles opérés par les icônes, de promouvoir leur culte et de multiplier les lieux de pèlerinage. Dans un monde où le commandement du Décalogue de ne pas représenter le divin était encore respecté, les légendes attribuaient l’initiative de peindre des icônes à Dieu même. La nouvelle mode est ainsi devenue difficile à contester. La création miraculeuse de ces icônes les rendait semblables aux reliques, attirait les foules et élevait le prestige des églises où celles-ci se trouvaient.
Les images acheiropoïètes les plus anciennes
Il est souvent oublié que les premières icônes vénérées par les chrétiens ont été les images considérées « non faites de main d’homme ». La plus connue et, probablement, la plus ancienne d’entre eux est l’image d’Édesse, dont la fête est inscrite dans le calendrier au 16 août. Selon la première version de la légende, écrite aux 5e-6e siècles afin de soutenir l’idée d’une origine apostolique de la ville, un peintre aurait représenté le visage du Christ sur une toile, avant la Passion. Puisque la légende était peu crédible, le texte a été modifié et, selon la nouvelle version, c’est le Christ lui-même qui aurait imprimé son visage sur un tissu. La légende est devenue très populaire à partir du 6e siècle et a servi de modèle pour d’autres traditions locales similaires. [1]
À cette époque, on disait que, dans la région de la Cappadoce, à Kamouliana, une femme païenne appelée Hypatie aurait découvert une autre image du Christ sur un tissu, dans l’eau. L’icône, qui avait la capacité de se multiplier, fut transférée à Constantinople dès le 6e siècle. Elle est devenue un véritable palladion qui protégeait la ville, comme d’autres objets « tombés du ciel » vénérés par les chrétiens. À l’époque de l’empereur Justinien (527-565), l’une des copies de cette icône fut portée en procession pendant six ans dans la région du Pont (Asie Mineure), afin de collecter l’argent nécessaire à la restauration d’une église. [2]
En Égypte, une église à Memphis conservait un autre tissu, sur lequel le Christ aurait imprimé son visage pendant son enfance. Selon la tradition locale, l’icône changeait son apparence lorsque l’on regardait attentivement. [3] Quant à Jérusalem, la ville aurait conservé la colonne de la flagellation du Christ, sur laquelle les pèlerins pouvaient voir l’empreinte du visage, du menton, du nez et des yeux, imprimés dans la pierre comme dans la cire. [4]
Du Christ, la mode des images acheiropoïètes est passée à la Vierge Marie. Selon une liste d’images « non faites de main d’homme » conservée dans le manuscrit Venise, BNM gr. 573 (9e siècle), on vénérait une image acheiropoïète dans l’église située au tombeau présumé de la Vierge à Gethsémani. [5] À Lydda (Diospolis), en Palestine, dans une église bâtie, selon la légende, par les apôtres Pierre et Jean, il y aurait une autre image de la Vierge, miraculeusement imprimée sur le mur ou sur une colonne. [6]
Les images acheiropoïètes à Rome
La mode des icônes « non faites de main d’homme » a connu un grand succès à Rome à partir du milieu du 6e siècle, lorsque la ville fut occupée par les Byzantins. Au 9e siècle, pas moins de quatre images acheiropoïètes étaient vénérées dans les églises les plus importantes de Rome : le Latran et le Vatican prétendaient posséder chacun une image acheiropoïète du Christ, tandis que les églises Santa Maria Maggiore et Santa Maria in Trastevere considéraient que leurs icônes représentant la Vierge avaient également une origine divine. Il semble qu’il y avait une concurrence entre ces églises, qui voulaient promouvoir, par tous les moyens, leurs trésors et augmenter leur pouvoir ecclésiastique.
La référence la plus ancienne à une icône romaine « non faite de main d’homme » concerne une image de la Vierge Marie conservée à Santa Maria in Trastevere. Un texte qui peut dater du 7e ou 8e siècle, attaché à un guide de pèlerinage intitulé De locis sanctis martyrum, mentionne dans cette église une icône « qui s’est faite elle-même » (imago sanctae Mariae quae per se facta est). [7] En réponse, au 8e siècle, l’église Saint-Jean-de-Latran, où se trouvait le siège des papes à cette époque-là, s’était dotée elle aussi d’une acheiropoïète du Christ. Àla fête de la Dormition de la Vierge, l’icône du Latran était portée en procession jusqu’à l’église Santa Maria Maggiore, [8] qui prétendait également détenir une image acheiropoïète. [9]
Au 9e siècle, on disait qu’il y avait à Rome, sans doute à l’église Saint-Pierre au Vatican, une image du Christ sur un voile qui avait appartenu à Bérénice/Véronique, la femme hémorroïsse. [10] Selon la version la plus ancienne de cette légende, conservée dans deux textes apocryphes, Cura sanitatis Tiberii (CANT 69) et Vindicta Salvatoris (CANT 70), Véronique aurait peint elle-même l’image du Christ. [11] Mais comme dans le cas de l’image d’Édesse, la légende a ultérieurement été transformée. Selon la nouvelle version, c’est le Christ qui aurait imprimé l’image de son visage sur un tissu, cette fois sur le chemin du Calvaire. [12]
Aux 8e-9e siècles, lorsque les images romaines « non faites de main d’homme » sont déjà devenues nombreuses, d’autres églises de Rome ont commencé à prétendre que leurs icônes ont été peintes par l’apôtre Luc. Même si l’initiative de peindre ces icônes était attribuée à un apôtre et non pas au Christ, elles jouissaient d’une popularité semblable à celle des acheiropoïètes. Avec le temps, les deux catégories d’images se sont mélangées, les icônes du Latran et de Santa Maria Maggiore étant considérées à la fois acheiropoïètes et peintes par l’apôtre Luc.
[1] A. Desreumaux et al. (trad.), Histoire du roi Abgar et de Jésus (Apocryphes, 1), Turnhout, 1993, p. 59 (§6) ; C. Jullien – F. Jullien (trad.), Les Actes de Mar-Mari. L’apôtre de la Mésopotamie (Apocryphes, 11), Turnhout, 2001, p. 67 (§3) ; Evagrius Scholasticus, The Ecclesiastical History, §4.27, trad. M. Whitby (Translated Texts for Historians, 33), Liverpool, 2000, p. 226.
[2] The Chronicle of Pseudo-Zachariah Rhetor: Religion and War in Late Antiquity, trad. G. Greatrex et al. (Translated Texts for Historians, 55), Liverpool, 2011, p. 425-427 (§12.4.a-b). Selon cet ouvrage, l’image de Kamouliana était connue en trois versions identiques, créées à partir du même original. Voir aussi H. Belting, Likeness and Presence: A History of the Image Before the Era of Art, Chicago, 1994, p. 53-56.
[3] The Piacenza Pilgrim, Travels, §44, trad. J. Wilkinson, Jerusalem Pilgrims Before the Crusades, Jerusalem, 1977, p. 88.
[4] Theodosius, The Topography of the Holy Land, §7b, trad. Wilkinson, Jerusalem Pilgrims Before the Crusades, p. 66.
[5] A. Alexakis, Codex Parisinus Graecus 1115 and Its Archetype (Dumbarton Oaks Studies, 34), Washington (DC), 1996, p. 349.36-37.
[6] Ibidem, p. 349.22-36. Sur cette image, voir E. von Dobschütz, Christusbilder: Untersuchungen zur christlichen Legende, Leipzig, 1899, p. 79-83 et 146*-147*.
[7] R. Valentini – G. Zucchetti (éd.), Codice topografico della città di Roma, 2 (Fonti per la storia d’Italia, 88), Rome, 1942, p. 122. Il s’agit de l’icône Madonna della Clemenza. Voir J. Osborne, Rome in the Eighth Century: A History in Art, Cambridge, 2020, p. 63-65.
[8] Liber Pontificalis, §94.11, éd. L. Duchesne, vol. 1, Paris, 1886, p. 443, trad. R. Davis, The Lives of Eighth-Century Popes (Translated Texts for Historians, 13), Liverpool, 2007, p. 56. L’icône se trouve aujourd’hui dans la chapelle Sancta Sanctorum. Voir Belting, Likeness and Presence, p. 311-313 ; K. Noreen, Re-Covering Christ in Late Medieval Rome: The Icon of Christ in the Sancta Sanctorum, dans Gesta, 49.2 (2010), p. 117-135.
[9] Alexakis, Codex Parisinus Graecus 1115, p. 349.44-48. Il s’agit de l’icône Salus Populi Romani (Protectrice du peuple romain). Voir G. Wolf, Icon and Sites: Cult Images of the Virgin in Mediaeval Rome, dans M. Vassilaki (éd.), Images of the Mother of God: Perceptions of the Theotokos in Byzantium, Aldershot, 2005, p. 23-49, ici 31-37.
[10] Alexakis, Codex Parisinus Graecus 1115, p. 349.8-12.
[11] Z. Izydorczyk, Healing of Tiberius, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/healing-of-tiberius ; S.C.E. Hopkins, Vengeance of the Savior, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/vengeance-of-the-savior. CANT fait référence à Clavis Apocryphorum Novi Testamenti.
[12] J.-M. Sansterre, Variations d’une légende et genèse d’un culte entre la Jérusalem des origines, Rome et l’Occident. Quelques jalons de l’histoire de Véronique et de la Veronica jusqu’à la fin du XIIIe siècle, dans J. Ducos – P. Henriet (éd.), Passages. Déplacements des hommes, circulation des textes et identités dans l’Occident médiéval, Toulouse, 2013, p. 217-231, https://books.openedition.org/pumi/38233?lang=en.

