top of page

Perdre la tête et la retrouver

Dernière mise à jour : il y a 5 jours

Le martyre des Trois Jeunes Gens Ananie, Azarie et Misaël, image dans le manuscrit Vatican, BAV gr. 1613 (10th/11th c.), f. 251 (détail), https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ananias,_Azarius_and_Misael_(Menologion_of_Basil_II).jpg.
Le martyre des Trois Jeunes Gens Ananie, Azarie et Misaël, image dans le manuscrit Vatican, BAV gr. 1613 (10th/11th c.), f. 251 (détail), https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ananias,_Azarius_and_Misael_(Menologion_of_Basil_II).jpg.

Aux temps anciens, perdre la tête n’était pas un fait exceptionnel. Les guerres, les conflits de toute sorte et les punitions pouvaient facilement avoir comme effet la mort par décapitation. Parmi les condamnés à ce genre de mort tragique, les récits hagiographiques présentent les cas de plusieurs martyrs chrétiens. Quelques-uns d’entre eux auraient bénéficié d’un miracle particulier : après leur séparation, la tête et le corps se seraient réunis si parfaitement qu’aucun indice ne permettait de dire qu’une mort violente aurait eu lieu.

 

Têtes et corps miraculeusement réunis

Un cas célèbre est celui du martyr Georges. Selon le texte le plus ancien qui décrit ses souffrances, écrit au 4e ou 5e siècle (BHG 670a), le saint aurait été tué trois fois par les infidèles et ensuite ressuscité trois fois par le Christ, avant sa mort définitive. Lorsque George mourut pour la première fois, son corps fut coupé en dix morceaux et jeté dans une fosse, mais l’archange Michel intervint et le reconstruisit. Ensuite, le Christ lui redonna la vie, comme à Adam. [1] La légende est conservée dans la tradition copte ultérieure, qui considère que plusieurs martyrs, comme Pahnuce, Lacaron, Anoub et Philothée, auraient connu un destin semblable. Coupés en morceaux, ils auraient été soignés par l’intervention divine et ramenés à la vie. [2]

 

Le thème est également présent, sous une autre forme, dans le Martyre du prophète Daniel et des Trois Jeunes Gens Ananie, Azarie et Misaël. Il s’agit d’un texte probablement d’origine ou d’influence égyptienne, attribué soit à Athanase d’Alexandrie (BHG 484z-484*), soit à Cyril d’Alexandrie (BHG 487-487a). Selon ce récit, résumé dans le synaxaire byzantin, Daniel et ses compagnons auraient été décapités, mais ensuite chaque tête aurait miraculeusement été rattachée à son corps. [3] Cette fois, une résurrection n’a plus eu lieu.

 

Le miracle de la réunification de la tête et du corps après la décollation est rencontré dans plusieurs espaces géographiques et à différentes époques. Dans la région du Pont (Turquie), la Vie de l’évêque Basile d’Amaseia (4e s., 26 avril, BHG 239) raconte comment la tête et le corps du saint se seraient parfaitement réunis dans la mer, où ils avaient été jetés. [4] Une historiette identique est incluse dans la Vie de Fabius de Césarée (Maurétanie, 4e s., BHL 2818). [5] Selon la légende de Chrysogone d’Aquilée (province d’Udine, Italie, 4e s., BHL 1795), c’est un prêtre appelé Zoïle qui aurait trouvé les restes du martyr et les aurait miraculeusement assemblés. [6] Quant à l’évêque Herculanus de Péruse (6e s.), lorsque les fidèles exhumèrent ses reliques quarante jours après sa décapitation, ils auraient découvert la tête parfaitement soudée au corps. Selon le témoignage du pape Grégoire Ier,

sa tête était unie au corps comme si elle n’avait jamais été tranchée, et même il n’y avait nulle trace apparente de sectionnement. [7]

Selon un récit conservé dans plusieurs langues anciennes, la tête de l’apôtre Paul aurait été découverte par un berger, placée vers les pieds de la dépouille de Paul, et ensuite réunie miraculeusement avec le reste du corps. La légende est incluse dans les versions géorgienne et latine de la Lettre du Pseudo-Denys l’Aréopagite à Timothée (CANT 197, BHL 6671), traductions d’une source grecque perdue, [8] ainsi que dans plusieurs textes syriaques. [9] Une variante relativement différente se trouve dans la version en moyen irlandais des Actes de Pierre et Paul par le Pseudo-Marcellus : la tête de Paul serait restée quarante ans dans un lac près du lieu de la décollation avant d’être découverte. [10]

 

Un mythe universel

Pour l’homme médiéval, le succès de ce récit légendaire s’explique facilement par son message attractif et rassurant : la décapitation des saints n’empêche pas la réunification ultérieure de la tête avec le corps et, éventuellement, leur résurrection commune. De plus, la légende offrait aux fidèles la chance de vénérer le corps dans son intégralité et empêchait, dans une certaine mesure, le morcèlement des reliques.

 

La légende n’est pas limitée au monde chrétien. Selon les Textes des Pyramides (ca. 24e-20e s. av. J.-C.), le dieu égyptien Osiris fut tué et coupé en morceaux par son frère Seth, mais retrouvé, recomposé et ressuscité par sa sœur et épouse Isis. [11] Dans le panthéon grec, le dieu Dionysos connut le même sort : mis en pièces par les Titans, ses restes furent d’abord ramassés soit par sa mère Déméter, soit par son frère Appolon, et ensuite ramenés à la vie. [12] Selon les mythes hindous préservés dans le Mahabharata (ca. 3e s. av. J.-C.-3e s. après. J.-C.), après sa décapitation, Renouka, la mère de Parashurama (le sixième avatar du dieu Vishnou), fut ramenée à la vie. Des légendes ultérieures ont transformé Renouka en une déesse dont le corps fut accidentellement uni non pas avec sa tête, mais avec celle de la veuve Yellamma, [13] une tradition qui a probablement inspiré Marguerite Yourcenar dans son conte Kali décapitée[14] En effet, la légende particularise un mythe universel, qui affirme la supériorité de la vie par rapport à la mort. La tradition chrétienne, qui a repris et développé cette légende, l’a également incluse dans les Vies des saints céphalophores (qui auraient porté leurs têtes dans les mains après la décapitation).

 

[1] K. Krumbacher, Der heilige Georg in der griechischen Überlieferung (Abhandlungen der königlich bayerischen Akademie der Wissenschaften, Philosophisch-philologische und historiche Klasse, 25.3), Munich, 1911, p. 3‑16, ici 6. Voir aussi Nikolaos Kälviäinen, The Greek Martyrdom of George, The Cult of Saints in Late Antiquityhttp://csla.history.ox.ac.uk/record.php?recid=E06147 ; E. A. Wallis Budge, The Martyrdom and Miracles of Saint George of Cappadocia, Londres, 1888, p. 203-235, ici 212-213 (traduction anglaise de la version copte). BHG fait référence à Bibliotheca Hgiographica Graeca.

[2] J.-M. Sauget, Paphnuzio di Denderah, dans Bibliotheca Sanctorum, 10, Rome, 1968, col. 29-35 ; T. Orlandi, Lacaron, saint, dans The Coptic Encyclopedia, 5, New York, 1991, p. 1423-1424 ; Idem, Anub, saint, dans The Coptic Encyclopedia, 1, p. 152 ; A. Rogozhina, “And from his side came blood and milk”: The Martyrdom of St Philotheus of Antioch in Coptic Egypt and Beyond (Gorgias Eastern Christian Studies, 52), Piscataway (NJ), 2019, p. 355-356.

[3] H. Delehaye, Synaxarium Ecclesiae Constantinopolitanae, Acta Sanctorum Propylaeum Novembris, Bruxelles, 1902, col. 319.23-24.

[4] Acta Sanctorum April, III, p. xlii-xlvi, ici xlv, Paris, 1866 (§19).

[5] G. Eldarov, Fabio il Vessillifero, dans Bibliotheca Sanctorum, 5, Rome, 1964, col. 430. BHL fait référence à Bibliotheca Hagiographica Latina.

[6] P. F. Moretti, La Passio Anastasiae. Introduzione, testo critico, traduzione, Rome, 2006, p. 120-123, trad. anglaise M. Lapidge, The Roman Martyrs (Oxford Early Christian Studies), Oxford, 2018, p. 69-70 (§9) ; M. Pignot, The Latin Martyrdom of Anastasia and Companions, The Cult of Saints in Late Antiquity, http://csla.history.ox.ac.uk/record.php?recid=E02482.

[7] A. de Vogüé (éd.) - P. Antin (trad.), Grégoire Ier, Dialogues, §3.13 (Sources chrétiennes, 260), Paris, 1979, p. 302-303. Voir E. Bozoky, Têtes coupées des saints au Moyen Âge. Martyrs, miracles, reliques, dans Babel. Littératures plurielle, 42 (2020), p. 133-168, https://journals.openedition.org/babel/11516?lang=fr.

[8] C. Macé, La lettre de Denys l’Aréopagite à Timothée sur la mort des apôtres Pierre et Paul. L’apport de la version géorgienne, dans Apocrypha, 31 (2020), p. 61-104, ici 94-97 ; D. L. Eastman, Epistle of Pseudo-Dionysius the Areopagite to Timothy, e-Clavis: Christian Apocrypha, https://www.nasscal.com/e-clavis-christian-apocrypha/epistle-of-pseudo-dionysius-the-areopagite-to-timothy. CANT fait référence à Clavis Apocryphorum Novi Testamenti.

[9] J. A. Doole, The miracle of the Apostle’s re-attaching head, dans Apocrypha, 30 (2019), p. 87-106, ici 94-101.

[10] R. Atkinson, The Passions and the Homilies from Leabhar Breac, Dublin 1887, p. 86-95, ici 93, trad. 329-339, ici 337.

[11] J. P. Allen, The Ancient Egyptian Pyramid Texts, §364, 616a, Atlanta (GE), 2005, p. 80 ; §606, 1684a-c, trad. p. 226 ; §670, 1981b-c, trad. p. 267. Cf. B. Mathieu, Mais qui est donc Osiris ? Ou la politique sous le linceul de la religion, dans Égypte Nilotique et Méditerranéenne, 3 (2010), p. 77-107, ici 103. Voir aussi Plutarque, Œuvres morales, §23, Isis et Osiris, éd. et trad. C. Froidefond, Paris, 1988.

[12] Diodorus of Sicily, The Library of History, §3.62.6, trad. C. H. Oldfather, vol. 2, p. 286-287, https://archive.org/details/in.ernet.dli.2015.279944/page/n295/mode/2up ; Lycophronis, Alexandra, vol. 2, Scholia, §207, éd. E. Scheer, Berlin, 1908, p. 97.

[13] J. Assayag, La colère de la déesse décapitée. Traditions, cultes et pouvoir dans le sud de l’Inde, Paris, 1992 ; A. Jaganathan, Yellamma Cult and Divine Prostitution: Its Historical and Cultural Background, dans International Journal of Scientific and Research Publications, 3.4 (2013), https://www.ijsrp.org/research-paper-0413/ijsrp-p1681.pdf.

[14] M. Yourcenar, Kali décapitée, dans Nouvelles orientales, Paris, 1938, http://www.cidmy.be/images/stories/pdf/kali_decapitee.pdf (première version, 1928), https://www.youtube.com/watch?v=PNCqRJ1Y-2s (audio).

hand2.png

Écrivez un commentaire

Envoyez votre message à
connect2.png

Restez informé(e) 

Social media

  • Facebook
heart2.png

Faites un don

Chaque article nécessite des jours, des semaines, voire des mois de travail. Soutenez la recherche et faites vivre ce site web sans publicité !

Montant

€3

€5

€10

€20

Autre

0/100

Commentaire (facultatif)

© 2025 Notitiae

bottom of page